Mexique : l'héroïne en pleine éclosion

Les narcotrafiquants ont dopé la culture du pavot, faisant du pays le troisième producteur mondial et le premier fournisseur des Etats-Unis. Depuis le début des années 2000, la production d'héroïne a décliné en Colombie au même rythme qu'elle a resurgi au Mexique, coïncidant avec la passation de pouvoir des cartels colombiens de Cali et Medellín aux cartels mexicains de Sinaloa et Juárez. Aujourd'hui, à des milliers de kilomètres au nord des forêts andines, c'est dans le « triangle d'or » mexicain, qui chevauche les États de Sinaloa, de Durango et de Chihuahua, que le pavot refleurit de plus belle, à la lisière des plantations de cannabis.

Au Mexique, sept grands cartels de la drogue se disputent le contrôle du trafic et de l'approvisionnement de l'énorme marché américain, premier client mondial de la cocaïne, dans une guerre qui a fait 28 000 morts depuis 2007, selon des chiffres officiels. Le gouvernement offre des récompenses allant jusqu'à plus de deux millions de dollars pour l'arrestation de leurs principaux chefs.

Dans les années 90, obnubilées par la fumigation des plantations de coca, les autorités colombiennes n'avaient pas vu pousser les milliers d'hectares de champs de pavot qui allaient convertir le pays en troisième producteur mondial d'héroïne. Loin derrière l'Afghanistan et la Birmanie, mais suffisamment près, géographiquement parlant, des États-Unis pour en devenir le principal fournisseur d'opiacés.

Alors qu'elle se hissait à peine à quatre tonnes en 2000, la production mexicaine d'héroïne a bondi de 18 à 38 tonnes entre 2007 et 2008. Les cultures de pavot se sont étendues de 6 900 à 15 000 hectares. Ce sont les récentes estimations du Rapport d'évaluation nationale de la menace liée à la drogue 2010, élaboré par le département américain de la Justice en compilant les informations de la DEA (l'agence américaine de lutte contre les stupéfiants) et les services de police et de renseignement américains.

Mélanges

Les autorités mexicaines reconnaissent quant à elles qu'il existait déjà une surface cultivée de 19 147 hectares en 2006 sur leur sol, d'après le Rapport mondial sur les drogues 2010 de l'ONU. Mais les trafiquants mexicains ne se limitent pas à la production : ils commencent également à faire main basse sur le transport d'héroïne sud-américaine. Et les mélanges de cette poudre avec l'héroïne mexicaine sont de plus en plus fréquents. En 2008, pour la première fois, les autorités américaines ont saisi davantage de cargaisons d'héroïne à leur frontière sud que dans leurs aéroports. D'après Washington, cela signifie que le transport d'héroïne mexicaine ou colombienne est désormais confié aux Mexicains, par voie terrestre. La voie aérienne, utilisée par les Colombiens et par les trafiquants d'héroïne asiatique — minime sur le marché américain —, est progressivement délaissée.

L'explosion de la production d'héroïne mexicaine est un nouveau signe du pouvoir démesuré acquis par les cartels du pays. Au même titre que l'augmentation spectaculaire des plantations de cannabis aux portes des États-Unis et leur mainmise croissante sur le transport de la cocaïne sud-américaine, le fleurissant négoce de l'héroïne est un symbole de la sidérante capacité des narcotrafiquants mexicains à se diversifier pour accaparer tous les marchés de la came sur le continent américain. Le contrôle des routes par où transitent ces cargaisons de plus en plus importantes a provoqué des luttes féroces entre cartels, qui s'associent et se déchirent à l'aune d'alliances fragiles.

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2006, le président Felipe Calderón a déclaré la guerre aux narcotrafiquants : 28 000 morts plus tard (chiffres officiels), le Mexique est le principal fournisseur de drogues aux États-Unis et le nouveau troisième producteur mondial d'héroïne. À l'heure actuelle, les plantations de pavot ne cessent de s'étendre, descendant des États du Nord et longeant la côte pacifique jusqu'aux recoins isolés des régions de Nayarit, de Guerrero et d'Oaxaca. « Il s'agit de cultures atomisées, situées dans des zones très difficiles d'accès, dans les montagnes de la Sierra Madre occidentale, ce qui rend leur détection impossible », explique le sociologue Luis Astorga, spécialiste de l'histoire du trafic de drogue au Mexique. Les organisations criminelles forcent de petits paysans sans ressources à cultiver le pavot. Les laboratoires de fabrication d'héroïne sont installés à proximité des zones de culture.

Éradication

Les junkies de l'Amérique du Nord ont toujours consommé de l'héroïne et de l'opium mexicains. Quand les trafiquants colombiens ont découvert le pavot, cela faisait déjà 50 ans qu'il avait planté ses racines dans les vallées mexicaines de la Sierra Madre pour répondre à la demande pressante d'opiacés du grand voisin. Dans les années 40, les premiers trafiquants étaient appelés gomeros, nom issu de la « gomme », le terme utilisé en espagnol pour désigner l'opium brut tiré du pavot. Plus récemment, les cartels mexicains n'ont fait que reprendre aux Colombiens, à la faveur des opérations antidrogue menées dans ce pays, un marché que les Sud-Américains leur avaient provisoirement raflé.

Mais l'essor actuel de la production d'héroïne au Mexique s'explique aussi par l'affectation des militaires à des tâches qui les distraient de la mission de destruction des champs de pavot qui leur incombe. «L'armée mexicaine a été redéployée dans les zones urbaines pour faire face à l'insécurité générée par le crime organisé, et elle a délaissé l'éradication des champs de pavot et de cannabis au cours des dernières années», avance Luis Astorga. Comme dans la Colombie des années 90, lorsque les soldats ont le dos tourné, le pavot pousse. De 2005 à 2009, l'éradication des cultures a chuté de moitié, de 21 609 à 11 471 hectares détruits, d'après le Rapport mondial sur les drogues 2010. La destruction des plantations de cannabis a suivi la même courbe descendante. «Entre 2006 et 2009, nous avons empêché la consommation ou la production de 32,9 tonnes d'héroïne en saisissant des cargaisons de drogue et en éradiquant des cultures. Cela correspond à un milliard de dollars en moins dans les caisses des narcos», explique Ricardo Najera, porte-parole du parquet général de la République, chargé de coordonner la lutte contre le crime organisé.

Libération, 26 août 2010